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Nuno Escudeiro : “Le plus important dans un documentaire c’est montrer que nous sommes des témoins ; c’est ça le cinéma vérité”
Nous avons eu la chance d’échanger avec Nuno Escudeiro, le directeur de La Vallée, qui nous raconte la construction d’un documentaire tourné sur trois ans dans la vallée de la Roya, au plus proche du quotidien des réfugiés.
La Vallée, premier film du réalisateur sorti en 2019, a été choisi par Les Arcs Film Festival 2022 dans la section Focus Alpe, qui met à l’honneur le cinéma à la montagne. Entre l’Italie et la France, Nuno Escudeiro documente le quotidien des activistes qui aident les réfugiés à traverser la frontière entre l’Italie et la France, un film qui nous rappelle notre responsabilité collective, faire respecter la dignité humaine quand l’Etat en est incapable.
Le passage des migrants à la frontière entre l’Italie et la France par la vallée de la Roya n’est pas l’une des plus connues, par rapport par exemple à celle de Ceuta, pourquoi avoir choisi de faire un film sur cette vallée ?
En fait, j’habitais à côté d’une frontière interne : à Bolzanos, entre l’Autriche et la Suisse. Là-bas il y a un passage avec beaucoup de violence et j’ai commencé à parler aux réfugiés. Donc, filmer les choses que j’ai vu au début, c’était juste raconter ma propre expérience, j’ai vécu, j’ai vu la situation. Il y a des histoires terribles sur des gens qui meurent en Méditerranée qui sont très bien documentées, donc ce qui m’intéressait c’était plutôt les frontières internes, car elles sont le résultat des décisions actives des Etats.
On a remarqué que le film était vraiment articulé autour de quelques personnages principaux (comme Cédric Herrou), comment vous avez trouvé ces personnes ?
Parce que Cédric était le visage de la lutte pour le droit des migrants et la vallée de la Roya avait stratégiquement décidé de médiatiser la situation à la frontière. Et une fois que la situation s’est atténuée, tous les journalistes sont partis et on a continué à filmer. On a suivi pendant deux ans encore la situation, et c’était très intéressant de commencer par quelque chose super médiatisé : il y a toute une réflexion filmique et cinématographique, une discussion narrative ; comment parler d’une situation déjà présente dans les médias, créer des images différentes de ce que les gens sont habitués à voir ?
Et quelle est l’activité principale de Cédric, est-ce qu’il est engagé toute l’année dans l’organisation Roya citoyenne ?
Cédric a une histoire très particulière, il est sorti de l’école quand il avait 15 ans. Puis, il est devenu agriculteur et à un moment donné les réfugiés arrivent, il commence à les aider. Ce qu’il disait tout le temps c’est “j’ai voulu sortir de la société mais la société est venue à moi”. Et comme il n’y a plus de réfugiés qui traversent par-là, maintenant, il a transformé sa ferme, et reçoit des gens hors du système, pas seulement des réfugiés, il travaille sur un projet hyper intéressant sur l’intégration des gens hors du système.
Dans ton documentaire, on observe une omniprésence des forces de l’ordre - bien qu’on ne les voit que rarement directement - qui apparaissent comme une menace permanente, comment as-tu négocié ton accès au terrain avec ces dernières ? As-tu rencontré des problèmes juridiques ?
Quand tu fais des films comme ça, c’est super important que tu comprennes bien la loi de l’endroit où tu filmes. En France, c’est très clair, tu as le droit de filmer les forces de l’ordre. Donc il y a toujours cette négociation, quand tu arrives tu dois être sympa avec eux, il y a des personnes sympas aussi qui n’ont pas choisi d’être là, parfois ils font comme s’ils voyaient rien. Par contre à la Police Aux Frontières (PAF), ils sont très agressifs, ils savent très bien ce qu’ils font et sont assez racistes. La négociation c’est surtout que moi je connais mes droits et parfois, ils refusent quand même. Toute cette question légale, c’est un peu compliqué mais tu dois trouver ton chemin.
Est-ce que tu peux nous parler un peu du tournage ? Combien de temps est-ce que tu as passé sur le terrain ?
Mon chef opérateur m’a appelé pour me faire venir dans le projet en novembre 2016 et ça a duré trois ans, là je suis allé à la vallée mais on a pas beaucoup filmé parce que quand tu rencontres les personnes pour la première fois, si tu filmes tout de suite, tu commences à te comporter comme les autres médias et tu dois te détacher un peu de ça. A un moment, j’ai eu une petite crise parce qu’il n’y a plus de réfugiés qui passent par la vallée de la Roya, donc je suis allé faire des recherches au Val de Suse, du côté italien. Donc, tout ce temps c’est faire un puzzle, comment construire la narration ? Ça a demandé beaucoup de travail de montage.
Je me souviens d’un moment où Cédric dit à un des migrants, Moussa, lors d’un contrôle de police : “s’il y a une caméra, tout va bien”, penses-tu que ta présence a changé la manière dont les choses se sont déroulées ?
Je pense que ça dépend. Par exemple, quand on fait la traversée de la montagne avec les réfugiés, on les rend plus visibles, donc c’est plus dangereux. En fait, je ne suis pas du tout sûre que la caméra aidait vraiment : oui, les forces de l’ordre savaient qu’elles étaient observées et qu’elles pouvaient pas faire trop de bordel mais quand ils comprennent que rien ne peut se passer contre eux, à un moment donné ils s’en foutent. On n’a pas encore parlé de point de vue dans le cinéma. On n’a pas assez de pouvoir pour changer ces situations mais, ce type de cinéma vérité, le fait d’être présents, montrer que nous sommes des témoins, c’est le plus important dans la façon de raconter.
Par Claire Thabourey et Luis Míguez (MIOB Journalism Lab)